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Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/214

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s êtes égoïste pourtant ! J’aime à croire, pour votre honneur, qu’en ce moment vous vous calomniez ; au contraire, du matin au soir vous ne cesserez alors de me répéter que, privée d’une jambe, je suis devenue plus intéressante ! Par malheur, vous êtes démesurément grand, et moi, avec une jambe de moins, je serai toute petite : comment donc ferez-vous pour me donner le bras ? ce ne sera pas commode !

En achevant ces mots, elle eut un rire nerveux. Ses plaisanteries étaient fort plates, mais évidemment elle ne visait pas au bel esprit.

— C’est une crise d’hystérie ! me dit à voix basse Pierre Stépanovitch. — Il faudrait lui donner tout de suite un verre d’eau.

Il avait deviné juste ; un instant après on s’empressa autour de Lisa, on lui apporta de l’eau. Elle embrassa chaleureusement sa mère et pleura sur l’épaule de la vieille ; puis, se rejetant en arrière, elle la regarda en pleine figure et éclata de rire. À la fin, Prascovie Ivanovna se mit elle-même à pleurer. Barbara Pétrovna se hâta de les conduire toutes deux dans sa chambre. Les trois dames sortirent par cette même porte qui tantôt s’était ouverte pour livrer passage à Daria Pavlovna. Mais leur absence ne dura pas plus de quatre minutes…

Je tâche de n’oublier aucune des particularités qui signalèrent les derniers moments de cette mémorable matinée. Quand les dames se furent retirées (Daria Pavlovna seule ne bougea pas de sa place), je me souviens que Nicolas Vsévolodovitch s’approcha successivement de chacun de nous pour lui souhaiter le bonjour ; toutefois il s’abstint d’aborder Chatoff toujours assis dans son coin et de plus en plus morose. Stépan Trophimovitch voulut dire quelque chose de très spirituel à son ancien élève ; celui-ci néanmoins le quitta dès les premiers mots pour se diriger vers Daria Pavlovna. Il avait compté sans Pierre Stépanovitch, qui le saisit au passage et l’emmena