Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

et alla remercier la générale. Elle fit un accueil très cordial au visiteur qui, malheureusement, s’en montra fort peu digne. Muet, les yeux fixés à terre, un sourire stupide sur les lèvres, il écouta pendant cinq minutes ce que Barbara Pétrovna lui disait ; puis, sans même la laisser achever, il se leva brusquement, salua d’un air gauche et tourna les talons. La démarche qu’il venait d’accomplir était, à ses yeux, le comble de l’humiliation. Dans son trouble, il heurta par mégarde un meuble de prix, une petite table à ouvrage en marqueterie, qu’il fit choir et qui se brisa sur le parquet. Cette circonstance s’ajouta encore à la confusion de Chatoff, et il était plus mort que vif lorsqu’il sortit de la maison. Plus tard, Lipoutine lui reprocha amèrement de n’avoir pas repoussé avec mépris ces cent roubles, et, — chose pire, — d’être allé remercier l’insolente aristocrate qui les lui avait envoyés. C’était au bout de la ville que demeurait Chatoff ; il vivait seul, et les visites lui déplaisaient, même quand le visiteur était l’un des nôtres. Il était très assidu aux soirées de Stépan Trophimovitch, qui lui prêtait des journaux et des livres.

À ces réunions assistait aussi un certain Virguinsky, jeune homme d’une trentaine d’années, marié comme Chatoff ; mais à cela s’arrêtait la ressemblance entre eux. Virguinsky était d’un caractère extrêmement doux, et possédait une sérieuse instruction qu’il devait en grande partie à lui-même. Pauvre employé, il avait à sa charge la tante et la sœur de sa femme ; ces dames étaient toutes trois fort entichées des principes nouveaux ; du reste, il suffisait qu’une idée quelconque fût admise dans les cercles progressistes de la capitale, pour qu’elles l’adoptassent aussitôt sans plus ample examen. Madame Virguinsky exerçait dans notre ville la profession de sage-femme ; jeune fille, elle avait longtemps habité Pétersbourg. Quant à son mari, c’était un homme d’une pureté de cœur peu commune, et j’ai rarement rencontré chez quelqu’un une plus honnête chaleur d’âme. « Jamais, jamais je ne renoncerai à ces sereines