Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/23

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espérances », me disait-il avec des yeux rayonnants. Lorsque Virguinsky vous parlait des « sereines espérances », il baissait toujours la voix, comme s’il vous eût confié quelque secret. Son extérieur était fort chétif : assez grand mais très fluet, il avait les épaules étroites, les cheveux extrêmement clairsemés et d’une nuance roussâtre. Quand Stépan Trophimovitch raillait certaines de ses idées, il prenait très bien ces plaisanteries et trouvait souvent des réponses dont la solidité embarrassait son contradicteur.

Au sujet de Virguinsky courait un bruit malheureusement trop fondé. À ce qu’on racontait, moins d’un an après son mariage sa femme lui avait brusquement déclaré qu’elle le mettait à la retraite et qu’elle le remplaçait par Lébiadkine. Ce dernier, arrivé depuis peu dans notre ville où il se donnait faussement pour un ancien capitaine d’état-major, était, comme on le vit par la suite, un personnage fort sujet à caution. Il ne savait que friser ses moustaches, boire, et débiter toutes les sottises qui lui passaient par la tête. Cet homme eut l’indélicatesse d’aller s’installer chez les Virguinsky, et, non content de se faire donner par eux le vivre et le couvert, il en vint même à regarder du haut de sa grandeur le maître de la maison. On prétendait qu’en apprenant son remplacement, Virguinsky avait dit à sa femme : « Ma chère, jusqu’à présent je n’avais eu pour toi que de l’amour, maintenant je t’estime », mais il est douteux que cette parole romaine ait été réellement prononcée ; suivant une autre version plus croyable, le malheureux époux aurait, au contraire, pleuré à chaudes larmes. Quinze jours après le remplacement, toute la famille alla, avec des connaissances, prendre le thé dans un bois voisin de la ville. On organisa un petit bal champêtre ; Virguinsky manifestait une gaieté fiévreuse, il prit part aux danses, mais tout à coup, sans querelle préalable, au moment où son successeur exécutait une fantaisie cavalier seul, il le saisit des deux mains par les cheveux et se mit à lui secouer violemment la tête ; en même temps, il pleurait et poussait des cris furieux. Le géant Lébiadkine eut