Au lieu de frapper avec le plat de la main comme il est reçu de donner des soufflets (si toutefois on peut s’exprimer ainsi), Chatoff avait frappé avec le poing, un gros poing pesant, osseux, couvert de poils roux et de lentilles. Si le coup avait atteint le nez, il l’aurait brisé. Mais il tomba sur la joue, frôlant le côté gauche de la lèvre et de la mâchoire supérieure, d’où le sang jaillit aussitôt.
Au même instant retentit, je crois, un cri, poussé peut-être par Barbara Pétrovna ; du reste, je n’affirme rien, car immédiatement tout retomba dans le silence. Cette scène ne dura guère plus d’une dizaine de secondes.
Néanmoins pendant un si court laps de temps bien des choses se passèrent.
Je rappellerai de nouveau au lecteur que Nicolas Vsévolodovitch avait un tempérament inaccessible à la peur. Dans un duel il pouvait attendre de sang-froid le coup de feu de son adversaire, viser lui-même ce dernier, et le tuer le plus tranquillement du monde. Souffleté, il était homme, non pas à appeler son insulteur sur le terrain, mais à le tuer sur place, et cela sans emportement, avec la pleine conscience de son acte. Je crois même qu’il n’a jamais connu ces aveugles transports de fureur qui suppriment la faculté de raisonner. Au plus fort de la colère, il restait toujours maître de lui-même et pouvait, par conséquent, comprendre quelle différence existe au point de vue juridique entre le duel et l’assassinat ; néanmoins il aurait sans aucune hésitation assassiné un insulteur.
Plus tard j’ai beaucoup étudié Nicolas Vsévolodovitch, et je sais nombre d’anecdotes sur son compte. Je le comparerais volontiers à certains personnages d’autrefois dont le souvenir s’est conservé à l’état de légende dans notre société. Le dékabriste[7] L…ine, par exemple, a, dit-on, cherché toute sa vie le danger ; la sensation du péril l’enivrait et était devenue un besoin de sa nature ; jeune, il se battait en duel à propos de bottes ; en Sibérie, il allait chasser l’ours, n’ayant