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Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/223

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pour toute arme qu’un couteau ; il aimait à rencontrer dans les bois les forçats évadés qui, soit dit en passant, sont plus à craindre que les ours. Assurément ces braves légendaires étaient susceptibles d’éprouver, et peut-être même à un haut degré, le sentiment de la peur ; autrement ils auraient été beaucoup plus calmes et n’auraient pas transformé la sensation du danger en un besoin de leur nature. Mais vaincre en eux la poltronnerie, avoir conscience de cette victoire et penser que rien ne pouvait les faire reculer, — voilà, sans doute, ce qui les séduisait. Avant d’être envoyé en Sibérie, ce L…ine avait, durant un certain temps, lutté contre la faim et gagné sa vie par un travail pénible ; il appartenait cependant à une famille riche, mais il s’était résigné à la misère plutôt que de se soumettre à la volonté paternelle qu’il jugeait injuste. Donc il comprenait la lutte sous toutes les formes ; ce n’était pas seulement dans la chasse à l’ours et dans les duels qu’il appréciait chez lui le stoïcisme et la force de caractère.

Mais le nervosisme de la génération actuelle n’admet même plus le besoin de ces sensations franches et immédiates que recherchaient avec une telle ardeur certaines personnalités inquiètes du bon vieux temps. Nicolas Vsévolodovitch aurait peut-être méprisé L…ine comme un fanfaron et une bravache, — à la vérité, il ne le lui aurait pas dit en face. Sur le terrain, il était tout aussi courageux que le célèbre dékabriste, et, le cas échéant, il aurait déployé la même intrépidité que lui vis-à-vis d’un ours ou d’un brigand rencontré dans un bois. Seulement, il n’aurait trouvé aucun plaisir dans cette lutte, il l’eût acceptée avec indolence et ennui, comme on subit une nécessité désagréable. Pour la colère, ni L…ine, ni même Lermontoff ne pouvaient être comparés à Nicolas Vsévolodovitch ; la colère de celui-ci était froide, calme, _raisonnable, _si l’on peut ainsi parler, — par conséquent plus terrible qu’aucun autre. Je le répète : tel que je l’ai connu, il était homme à égorger incontinent l’individu de qui il aurait reçu un soufflet ou quelque offense analogue.