Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/233

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le boire ; avant même qu’il soit sevré, je l’ai expédié, comme un colis postal, de Berlin dans le gouvernement de *** ; allons, oui, je reconnais tout cela… « Tu ne m’as pas nourri, dit-il, tu t’es débarrassé de moi en m’envoyant au loin comme un colis postal, et, qui plus est, ici tu m’as volé. » « Tu parles de colis postal, répliqué-je, mais, malheureux, toute ma vie j’ai eu le cœur malade en pensant à toi ! » Il rit. Allons, je conviens qu’il a raison… va pour colis postal ! acheva-t-il comme en délire.

— Passons, reprit-il au bout de cinq minutes. — Je ne comprends pas Tourguénieff. Son Bazaroff est un personnage fictif, dépourvu de toute réalité ; eux-mêmes, dans le temps, ont été les premiers à le désavouer, comme ne ressemblant à rien. Ce Bazaroff est un mélange obscur de Nozdreff et de Byron, c’est le mot ! Observez-les attentivement : ils gambadent et poussent des cris de joie comme les chiens au soleil, ils sont heureux, ils sont vainqueurs ! Où y a-t-il là du byronisme ?… Et avec cela quelle agitation ! Quelle misérable irritabilité d’amour-propre ! quelle banale manie de faire du bruit autour de son nom, sans songer que son nom… Ô caricature ! « Voyons, lui crié-je, tel que tu es, se peut-il que tu veuilles t’offrir aux hommes pour remplacer le Christ ? » Il rit. Il rit beaucoup, il rit trop, son sourire est étrange, sa mère ne souriait pas ainsi. Il rit toujours.

Il y eut de nouveau un silence.

— Ils sont rusés ; dimanche ils s’étaient concertés, lâcha-t-il tout à coup.

— Oh ! sans doute, répondis-je en dressant l’oreille, — tout cela n’était qu’une comédie arrangée d’avance, comédie fort mal jouée et dont les ficelles sautaient aux yeux.

— Je ne parle pas de cela. Savez-vous qu’ils ont fait exprès de ne pas cacher ces ficelles, pour qu’elles fussent remarquées de ceux… qui devaient les voir ? Comprenez-vous ?

— Non, je ne comprends pas.

— Tant mieux. Passons. Je suis fort agacé aujourd’hui.