Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/260

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— Non, mais à la vie éternelle dans celui-ci. Il y a des moments, vous arrivez à des moments où le temps s’arrête tout d’un coup pour faire place à l’éternité.

— Vous espérez arriver à un tel moment ?

— Oui.

— Je doute que dans notre temps ce soit possible.

Ces mots furent dits par Nicolas Vsévolodovitch sans aucune intention ironique ; il les prononça lentement et d’un air pensif.

— Dans l’Apocalypse, l’ange jure qu’il n’y aura plus de temps, observa-t-il ensuite.

— Je le sais. C’est très vrai. Quand tout homme aura atteint le bonheur, il n’y aura plus de temps parce qu’il ne sera plus nécessaire. C’est une pensée très juste.

— Où donc le mettra-t-on ?

— On ne le mettra nulle part. Le temps n’est pas un objet, mais une idée. Cette idée s’effacera de l’esprit.

— Ce sont de vieilles rengaines philosophiques, toujours les mêmes depuis le commencement des siècles, grommela Stavroguine avec une pitié méprisante.

— Oui, les mêmes depuis le commencement des siècles, et il n’y en aura jamais d’autres ! reprit l’ingénieur dont les yeux s’illuminèrent comme si l’affirmation de cette idée eût été pour lui une sorte de victoire.

— Vous paraissez fort heureux, Kiriloff ?

— Je suis fort heureux, en effet, reconnut celui-ci du même ton dont il eût fait la réponse la plus ordinaire.

— Mais, il n’y a pas encore si longtemps, vous étiez de mauvaise humeur, vous vous êtes fâché contre Lipoutine ?

— Hum, à présent, je ne gronde plus. Alors je ne savais pas encore que j’étais heureux. Avez-vous quelquefois vu une feuille, une feuille d’arbre ?

— Oui.

— Dernièrement j’en ai vu une : elle était jaune, mais conservait encore en quelques endroits sa couleur verte, les bords étaient pourris. Le vent l’emportait. Quand j’avais dix