Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/279

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e tous ceux, du moins, qui ont marqué dans l’histoire, de tous ceux qui ont été à la tête de l’humanité. Il n’y a pas à aller contre un fait. Les Juifs n’ont vécu que pour attendre le vrai Dieu, et ils ont laissé le vrai Dieu au monde. Les Grecs ont divinisé la nature, et ils ont légué au monde leur religion, c’est-à-dire la philosophie de l’art. Rome a divinisé le peuple dans l’État, et elle a légué l’État aux nations modernes. La France, dans le cours de sa longue histoire, n’a fait qu’incarner et développer en elle l’idée de son dieu romain ; si à la fin elle a précipité dans l’abîme son dieu romain, si elle a versé dans l’athéisme qui s’appelle actuellement chez elle le socialisme, c’est seulement parce que, après tout, l’athéisme est encore plus sain que le catholicisme de Rome. Si un grand peuple ne croit pas qu’en lui seul se trouve la vérité, s’il ne se croit pas seul appelé à ressusciter et à sauver l’univers par sa vérité, il cesse immédiatement d’être un grand peuple pour devenir une matière ethnographique. Jamais un peuple vraiment grand ne peut se contenter d’un rôle secondaire dans l’humanité, un rôle même important ne lui suffit pas, il lui faut absolument le premier. La nation qui renonce à cette conviction renonce à l’existence. Mais la vérité est une, par conséquent un seul peuple peut posséder le vrai Dieu. Le seul peuple « déifère », c’est le peuple russe et… et… se peut-il que vous me croyiez assez bête, Stavroguine, fit- il soudain d’une voix tonnante, — pour rabâcher simplement une rengaine du slavophilisme moscovite ?… Que m’importe votre rire en ce moment ? Qu’est-ce que cela me fait d’être absolument incompris de vous ? Oh ! que je méprise vos airs dédaigneux et moqueurs.

Il se leva brusquement, l’écume aux lèvres.

— Au contraire, Chatoff, au contraire, reprit du ton le plus sérieux Nicolas Vsévolodovitch qui était resté assis, — vos ardentes paroles ont réveillé en moi plusieurs souvenirs très puissants. Pendant que vous parliez, je reconnaissais la disposition d’esprit dans laquelle je me trouvais il y a deux ans, et maintenant je ne vous dirai plus, comme tout à l’