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Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/332

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sa cousine par un étudiant, il s’était fourré sous la table, et, hier, Stépan Vysotzky m’apprend que Stavroguine s’est battu en duel avec ce… Gaganoff. Il a galamment risqué sa vie, paraît-il, à seule fin de mettre un terme aux persécutions de cet enragé. Hum. C’était dans les mœurs de la garde il y a cinquante ans. Il fréquente ici chez quelqu’un ?

Le général se tut comme s’il eût attendu une réponse.

— Quoi de plus simple ? répliqua soudain en élevant la voix Julie Mikhaïlovna qui était vexée de voir tous les yeux se tourner vers elle comme par l’effet d’un mot d’ordre. — Peut-on s’étonner que Stavroguine se soit battu avec Gaganoff et qu’il ait dédaigné l’injure de l’étudiant ? Il ne pouvait pas appeler sur le terrain un homme qui avait été son serf !

L’idée était claire et simple, mais personne n’y avait encore songé. Ces paroles eurent un grand retentissement et retournèrent l’opinion de fond en comble. Les scandales, les commérages passèrent dès lors à l’arrière-plan. Nicolas Vsévolodovitch apparut comme un homme que l’on avait méconnu et qui possédait une sévérité de principes presque idéale. Mortellement outragé par un étudiant, c’est-à-dire par un individu qui avait reçu de l’éducation et qui était émancipé du servage, il méprisait l’offense, parce que l’offenseur était un de ses anciens serfs. La société frivole tient en mésestime l’homme qui se laisse souffleter impunément : il bravait les préjugés d’un monde peu éclairé.

On se rappela les relations de Nicolas Vsévolodovitch avec le comte K…, et l’on en conclut fort légèrement qu’il était fiancé à une des filles de ce haut fonctionnaire. Quant à sa prétendue intrigue en Suisse avec Élisabeth Nikolaïevna, les dames elles- mêmes cessèrent d’en parler. Prascovie Ivanovna et sa fille venaient enfin de se mettre en règle avec l’étiquette provinciale : elles avaient fait leurs visites. Tout le monde trouvait que mademoiselle Touchine était une jeune fille des plus ordinaires qui profitait seulement de ses nerfs malades pour se rendre intéressante. Sa syncope, le jour de l’arrivée de Nicolas Vsévolodovitch, n’était plus