Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/333

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

attribuée maintenant qu’à la frayeur que la brutale conduite de l’étudiant avait dû lui causer. On exagérait même le prosaïsme des circonstances qu’on s’était plu d’abord à présenter sous des couleurs si fantastiques. De la boiteuse il n’était plus du tout question, un détail si insignifiant ne valait pas la peine qu’on en parlât. « Et quand il y aurait cent boiteuses ? Qui est-ce qui n’a pas été jeune ? » On s’étendait sur le respect de Nicolas Vsévolodovitch pour sa mère, on s’ingéniait à lui découvrir différentes vertus, on vantait l’instruction qu’il avait acquise par quatre années d’études dans les universités allemandes. La manière d’agir d’Artémii Pétrovitch était unanimement considérée comme un manque de tact, et tous s’accordaient à reconnaître chez Julie Mikhaïlovna une pénétration remarquable.

Aussi, lorsque enfin Nicolas Vsévolodovitch se montra, on l’accueillit de l’air le plus naïvement sérieux, et il put lire dans tous les yeux avec quelle impatience il était attendu. Il n’ouvrit pas la bouche, et son silence le servit mieux que ne l’eussent fait les plus belles paroles. En un mot, tout lui réussit, il fut à la mode. En province, si quelqu’un est allé une fois dans le monde, il est forcé d’y retourner. Nicolas Vsévolodovitch se prêta scrupuleusement à tout ce que les convenances exigeaient de lui. On ne le trouva pas gai : « C’est un homme qui a souffert », dit-on, « un homme qui n’est pas ce que sont les autres, il a beaucoup à penser. » On allait maintenant jusqu’à lui savoir gré de cette humeur fière et hautaine qui lui avait fait tant d’ennemis quatre ans auparavant.

Barbara Pétrovna était radieuse. Je ne puis dire si elle regrettait beaucoup l’évanouissement de ses rêves au sujet d’Élisabeth Nikolaïevna. Ici sans doute lui vint en aide l’orgueil familial. Chose étrange, Barbara Pétrovna croyait fermement que Nicolas, en effet, « avait choisi » chez le comte K…, et le plus singulier, c’est qu’elle croyait à cela, comme tout le monde, sur la foi des bruits parvenus à ses oreilles ; elle-même n’osait adresser aucune question directe à Nicolas Vs