orages domestiques. Sa femme s’expliqua enfin franchement avec lui.
— Tu ne peux pas te fâcher pour cela, dit-elle, — parce que tu es trois fois plus raisonnable que lui et infiniment plus haut placé sur l’échelle sociale. Ce jeune homme a conservé beaucoup de l’ancien bousingot, et, à mon avis, sa façon d’agir est une simple gaminerie ; mais c’est peu à peu et non tout d’un coup que nous le corrigerons. Nous devons traiter notre jeunesse avec bienveillance ; je la prends par les procédés aimables et je la retiens sur le penchant de l’abîme.
— Mais il dit le diable sait quoi, répliqua Von Lembke. — Je ne puis rester impassible, lorsque devant les gens et en ma présence il déclare que le gouvernement encourage l’ivrognerie exprès pour abrutir le peuple et l’empêcher de se soulever. Représente-toi mon rôle quand je suis forcé d’entendre publiquement tenir ce langage.
En parlant ainsi, le gouverneur songeait à une conversation qu’il avait eue récemment avec Pierre Stépanovitch. Depuis 1859, Von Lembke, mû, non par une curiosité d’amateur, mais par un intérêt politique, avait recueilli toutes les proclamations lancées par les révolutionnaires russes tant chez nous qu’à l’étranger. Il s’avisa de montrer cette collection à Pierre Stépanovitch, dans l’espoir naïf de le désarmer par son libéralisme. Devinant la pensée d’André Antonovitch, le jeune homme n’hésita pas à affirmer qu’une seule ligne de certaines proclamations renfermait plus de bon sens que n’importe quelle chancellerie prise dans son ensemble, « je n’excepte pas même la vôtre », ajouta-t-il.
La mine de Lembke s’allongea.
— Mais nous ne sommes pas encore mûrs pour cela, chez nous c’est prématuré, observa-t-il d’une voix presque suppliante en indiquant du geste les proclamations.
— Non, ce n’est pas prématuré, et la preuve, c’est que vous avez peur.
— Mais pourtant, tenez, par exemple, cette invitation à détruire les églises ?