Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/347

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son mari et observa malignement que sans doute lui-même ne savait pas se tenir sur un pied convenable ; « Du moins avec moi », dit-elle, « ce garçon ne se permet jamais de familiarités ; c’est du reste une nature franche et naïve à qui manque seulement l’usage du monde. » Von Lembke fit la moue. Cette fois Julie Mikhaïlovna réconcilia les deux hommes. Pierre Stépanovitch ne s’excusa point et se tira d’affaire par une grossière plaisanterie qui aurait pu passer pour une nouvelle insulte, mais qu’on voulut bien considérer comme l’expression d’un regret. Par malheur, André Antonovitch avait dès le début donné barre sur lui ; il avait commis la faute de confier son roman à Pierre Stépanovitch peu de jours après avoir fait la connaissance de ce dernier qu’il prenait pour un esprit poétique. Von Lembke, depuis longtemps désireux d’avoir un auditeur, s’était empressé de lui lire un soir deux chapitres de son ouvrage. Le jeune homme écouta sans cacher son ennui, bâilla impoliment et ne loua pas une seule fois l’écrivain, mais, au moment de se retirer, il demanda la permission d’emporter le manuscrit, voulant, dit-il, le lire chez lui à tête reposée pour pouvoir s’en faire une idée plus exacte. Von Lembke y consentit. Depuis lors, bien que les visites de Pierre Stépanovitch fussent quotidiennes, il oubliait toujours de rapporter le roman et se contentait de rire quand on lui en demandait des nouvelles ; à la fin il déclara l’avoir perdu dans la rue le jour même où le gouverneur le lui avait prêté. En apprenant cela, Julie Mikhaïlovna se fâcha sérieusement contre son mari.

— Est-ce que tu ne lui as pas aussi laissé emporter ton temple en papier ? fit-elle avec une sorte d’inquiétude.

Von Lembke commença à devenir soucieux, ce qui nuisait à sa santé et lui était défendu par les médecins. Outre que, comme administrateur, il avait de graves sujets de préoccupation, ainsi que nous le verrons plus loin, — comme homme privé, il souffrait cruellement : en épousant Julie Mikhaïlovna, il n’avait pas prévu que la discorde pût jamais régner dans son intérieur, et il se sentait incapable de tenir tête aux