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Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/360

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une banque avec lui. Son espoir ayant été trompé, il revint vers minuit à l’hôtel, se fit donner du champagne, des cigares de la Havane, et demanda un souper de six ou sept plats. Mais le champagne l’enivra et le tabac lui causa des nausées ; bref, il ne put toucher au repas qu’on lui servit, et il se coucha presque sans connaissance. Le lendemain, il se réveilla frais comme une pomme et n’eut rien de plus pressé que d’aller chez des tsiganes dont il avait entendu parler au club. Pendant deux jours on ne le revit point à l’hôtel. Hier seulement, à cinq heures de l’après-midi, il était rentré ivre, s’était mis au lit et avait dormi jusqu’à dix heures du soir. À son réveil il avait demandé une côtelette, une bouteille de château-yquem, du raisin, tout ce qu’il faut pour écrire, enfin sa note. Personne n’avait rien remarqué de particulier en lui ; il était calme, doux et affable. Le suicide avait sans doute eu lieu vers minuit, quoique, chose étrange, on n’eût entendu aucune détonation d’arme à feu. C’était seulement aujourd’hui, à une heure de l’après-midi, que les gens de l’établissement avaient été pris d’inquiétude ; ils étaient allés frapper chez le voyageur, et, ne recevant pas de réponse, avaient enfoncé la porte. La bouteille de château-yquem était encore à moitié pleine ; il restait aussi une demi-assiette de raisin. Le jeune homme s’était servi d’un petit revolver à trois coups pour se loger une balle dans le coeur. La blessure saignait à peine ; les doigts du suicidé avaient laissé échapper l’arme qui était tombée sur le tapis. Le corps était à demi couché sur un divan. La mort avait dû être instantanée. Aucune trace de souffrance n’apparaissait sur le visage, dont l’expression était calme, presque heureuse, comme si la vie ne l’eût pas quitté. Toute notre société considérait le cadavre avec une curiosité avide. Qui que nous soyons, il y a en général dans le malheur d’autrui quelque chose qui réjouit nos yeux. Les dames regardaient en silence ; les messieurs faisaient de fines observations qui témoignaient d’une grande liberté d’esprit. L’un d’eux remarqua que c’était la meilleure issue, et que le jeune homme ne pouvait rien imaginer