Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/41

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— Bah, bah ! Que vois-je ? s’exclama Nicolas remarquant tout à coup un volume de Considérant bien en vue sur la table, — est-ce que vous seriez fouriériste ? J’en ai peur ! Eh bien, et cela, ajouta-t- il avec un rire, tandis que ses doigts tambourinaient sur le livre, — est-ce que ce n’est pas aussi une traduction du français ?

— Non, ce n’est pas une traduction du français ! reprit avec une sorte d’emportement Lipoutine, — ce sera une traduction de la langue humaine universelle et pas seulement du français ! De la langue de la république sociale humanitaire et de l’harmonie cosmopolite, voilà ! Mais pas du français seulement !…

— Diable ! mais cette langue-là n’existe pas ! répondit le jeune homme avec un nouveau rire.

Parfois une niaiserie même nous frappe et retient longtemps notre attention. De toutes les impressions que son séjour dans notre ville laissa à Nicolas Vsévolodovitch, aucune ne se grava dans son esprit en traits aussi ineffaçables que le souvenir de cet entretien avec Lipoutine. Qu’un petit employé provincial, un tyran domestique, un usurier de bas étage, un ladre enfermant sous clef les restes du dîner et les bouts de chandelle, qu’un Lipoutine enfin rêvât Dieu sait quelle future république sociale et quelle harmonie cosmopolite, — décidément cela passait la compréhension de Nicolas.

IV

Notre prince voyagea pendant plus de trois ans, si bien qu’en ville on finit par l’oublier ou à peu près. Nous sûmes par Stépan Trophimovitch qu’après avoir visité toute l’Europe, il était allé en Égypte et à Jérusalem. Ensuite il prit part à une expédition scientifique en Islande. On nous apprit aussi que, durant un hiver, il avait suivi des cours