Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/75

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Trophimovitch, il m’interrompit dès que je voulus m’excuser de n’être pas encore allé chez lui, et aborda aussitôt un autre sujet de conversation. À la vérité, ce n’était pas la matière qui lui manquait, il avait une grande envie de causer et était enchanté d’avoir trouvé en moi un auditeur. Il commença à parler des nouvelles de la ville, de l’arrivée de la gouvernante, de l’opposition qui se formait déjà au club, etc., etc. Bref, il bavarda pendant un quart d’heure et d’une façon si amusante que je ne me lassais pas de l’entendre. Quoique je ne pusse le souffrir, j’avoue qu’il avait le talent de se faire écouter, surtout quand il pestait contre quelque chose. Cet homme, à mon avis, était né espion. Il savait toujours les dernières nouvelles et connaissait toute la chronique secrète de la ville, particulièrement les vilenies ; on ne pouvait que s’étonner en voyant combien il prenait à cœur des choses qui, parfois, ne le concernaient pas du tout. Il m’a toujours semblé que le trait dominant de son caractère était l’envie. Le même soir, je fis part à Stépan Trophimovitch de ma rencontre avec Lipoutine et de l’entretien que nous avions eu ensemble. À ma grande surprise, il parut extrêmement agité et me posa cette étrange question : « Lipoutine sait-il ou non ? » J’essayai de lui démontrer que, dans un temps si court, Lipoutine n’avait rien pu apprendre ; d’ailleurs, par qui aurait-il été mis au fait ? mais Stépan Trophimovitch ne se rendit point à mes raisonnements.

— Croyez-le ou non, finit-il par me dire, — moi, je suis persuadé que non seulement il connaît _notre_ situation dans tous ses détails, mais que, de plus, il sait encore quelque chose que ni vous ni moi ne savons, quelque chose que nous ne saurons peut- être jamais, ou que nous apprendrons quand il sera trop tard, quand il n’y aura plus moyen de revenir en arrière !…

Je ne répondis rien, mais ces paroles donnaient fort à penser. Durant les cinq jours qui suivirent, il ne fut plus du tout question de Lipoutine entre nous. Je voyais très bien que Stépan Trophimovitch regrettait vivement de n’avoir pas su retenir sa langue et d’avoir manifesté de tels soupçons devant moi.