Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/76

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II

Sept ou huit jours après le consentement donné par Stépan Trophimovitch à son mariage, tandis que je me rendais, selon mon habitude, vers onze heures du matin chez le pauvre fiancé, il m’arriva une aventure en chemin.

Je rencontrai Karmazinoff [1], « le grand écrivain », comme l’appelait Lipoutine. Ses romans sont connus de toute la dernière génération et même de la nôtre ; dès l’enfance, je les avais lus et j’en avais été enthousiasmé ; ils avaient fait la joie de mes jeunes années. Plus tard, je me refroidis un peu pour les productions de sa plume. Les ouvrages à tendance de sa seconde manière me plurent moins que les premiers où il y avait tant de poésie spontanée ; les derniers me déplurent tout à fait.

À en croire la renommée, il n’était rien que Karmazinoff mît au-dessus de ses relations avec les hommes puissants et avec la haute société. On racontait qu’il vous faisait l’accueil le plus charmant, vous comblait d’amabilités, vous séduisait par sa bonhomie, surtout s’il avait besoin de vous, et si, bien entendu, vous lui aviez été présenté au préalable. Mais, à l’arrivée du premier prince, de la première comtesse, du premier personnage dont il avait peur, il s’empressait de vous oublier avec le dédain le plus insultant, comme un copeau, comme une mouche, et cela avant même que vous fussiez sorti de chez lui ; cette manière d’agir lui paraissait le suprême du bon ton. Malgré une connaissance parfaite du savoir-vivre, il était, disait-on, si follement vaniteux qu’il ne pouvait cacher son irascibilité d’écrivain même dans les

  1. C’est Tourguéneff que Dostoiëvsky a voulu représenter ici sous le nom de Karmazinoff. Il est à peine besoin de faire remarquer que ce prétendu portrait n’est qu’une injurieuse caricature.