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Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/77

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milieux sociaux où l’on ne s’occupe guère de littérature. Si quelqu’un semblait se soucier peu de ses ouvrages, il en était mortellement blessé et ne respirait que vengeance.

Dès que s’était répandu chez nous le bruit de la prochaine arrivée de Karmazinoff, j’avais conçu un vif désir de le voir, et, si c’était possible, de faire sa connaissance. Je savais que je pourrais y arriver par Stépan Trophimovitch qui avait été son ami autrefois. Et voilà que, tout à coup, je le rencontre dans un carrefour. Je le reconnus tout de suite. Trois jours auparavant, on me l’avait montré se promenant en calèche avec sa gouvernante.

C’était un petit homme aux airs pincés, qu’on aurait pris pour un vieillard, quoiqu’il n’eût pas plus de cinquante ans ; d’épaisses boucles de cheveux blancs sortaient de dessous son chapeau à haute forme et s’enroulaient autour d’oreilles petites et rosées. Son visage assez vermeil n’était pas fort beau ; il avait un nez un peu gros, de petits yeux vifs et spirituels, des lèvres longues et minces dont le pli dénotait l’astuce. Sur ses épaules était négligemment jeté un manteau comme on en aurait porté à cette saison en Suisse ou dans l’Italie septentrionale. Mais, du moins, tous les menus accessoires de son costume : boutons de manchettes, lorgnon, bague, etc., étaient d’un goût irréprochable. Je suis sûr qu’en été il doit porter des bottines de prunelle à boutons de nacre. Quand nous nous rencontrâmes, il était arrêté au coin d’une rue et cherchait à s’orienter. S’apercevant que je le regardais avec curiosité, il m’adressa la parole d’une petite voix mielleuse, quoiqu’un peu criarde :

— Permettez-moi de vous demander le plus court chemin pour aller rue des Bœufs.

— Rue des Bœufs ? Mais c’est ici tout près, m’écriai-je en proie à une agitation extraordinaire. — Vous n’avez qu’à suivre cette rue et prendre ensuite la deuxième à gauche.

— Je vous suis bien reconnaissant.

Minute maudite ! je crois que j’étais intimidé et que ma physionomie avait une expression servile. Il remarqua tout