Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

aussi, disons même un fou ; je vous la demande au nom de sa jeunesse, de ses malheurs, au nom de votre humanité… Ce n’est pas seulement dans vos romans que vous êtes humain, je suppose ! acheva-t-il avec une sorte d’impatience brutale.

Bref, le visiteur avait l’air d’un homme franc, mais maladroit, inhabile, trop exclusivement dominé par des sentiments généreux et par une délicatesse peut-être excessive ; surtout il paraissait borné : ainsi en jugea tout de suite Von Lembke. Depuis longtemps, du reste, c’était l’idée qu’il se faisait de Pierre Stépanovitch, et, durant ces derniers huit jours notamment, il s’était maintes fois demandé avec colère, dans la solitude de son cabinet, comment un garçon si peu intelligent avait pu si bien réussir auprès de Julie Mikhaïlovna.

— Pour qui donc intercédez-vous, et que signifient vos paroles ? questionna-t-il en prenant un ton majestueux pour cacher la curiosité qui le dévorait.

— C’est… c’est… diable… Ce n’est pas ma faute si j’ai confiance en vous ! Ai-je tort de vous considérer comme un homme plein de noblesse, et surtout sensé… je veux dire capable de comprendre… diable…

Le malheureux, évidemment, avait bien de la peine à accoucher.

— Enfin comprenez, poursuivit-il, — comprenez qu’en vous le nommant, je vous le livre ; c’est comme si je le dénonçais, n’est- ce pas ? N’est-il pas vrai ?

— Mais comment puis-je deviner, si vous ne vous décidez pas à parler plus clairement ?

— C’est vrai, vous avez toujours une logique écrasante, diable… eh bien, diable… cette « personnalité éclairée », cet « étudiant », c’est Chatoff… vous savez tout !

— Chatoff ? Comment, Chatoff ?

— Chatoff, c’est l’ »étudiant » dont, comme vous voyez, il est question dans cette poésie. Il demeure ici ; c’est un ancien serf ; tenez, c’est lui qui a donné un soufflet…