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Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/131

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Tout cela était dit avec intention ; ils étaient heureux de se moquer d’un noble et profitaient de cette occasion.

On conçoit maintenant que ma première pensée en entrant au bagne ait été de me demander comment je me comporterais avec de pareilles gens. Je pressentais que de semblables faits devaient souvent se répéter, mais je résolus de ne pas changer ma ligne de conduite, quels que pussent être ces frottements et ces chocs. Je savais que mon raisonnement était juste. J’avais décidé de vivre avec simplicité et indépendance, sans manifester le moindre désir de me rapprocher de mes compagnons, mais aussi sans les repousser, s’ils désiraient eux-mêmes se rapprocher de moi ; ne craindre nullement leurs menaces, leur haine, et feindre autant que possible de ne remarquer ni l’un ni l’autre. Tel était mon plan. Je devinai de prime abord qu’ils me mépriseraient si j’agissais autrement.

Quand je revins le soir à la maison de force après le travail de l’après-dînée, fatigué, harassé, une tristesse profonde s’empara de moi. « Combien de milliers de jours semblables m’attendent encore ! Toujours les mêmes ! » pensai-je alors. Je me promenais seul et tout pensif, à la nuit tombante, le long de la palissade derrière les casernes, quand je vis tout à coup notre Boulot qui accourait droit vers moi. Boulot était le chien du bagne ; car le bagne a son chien, comme les compagnies, les batteries d’artillerie et les escadrons ont les leurs. Il y vivait depuis fort longtemps, n’appartenait à personne, regardait chacun comme son maître et se nourrissait des restes de la cuisine. C’était un assez grand mâtin noir, tacheté de blanc, pas très-âgé, avec des yeux intelligents et une queue fournie. Personne ne le caressait ni ne faisait attention à lui. Dès mon arrivée je m’en fis un ami en donnant un morceau de pain. Quand je le flattais, il restait immobile, me regardait d’un air doux et, de plaisir, agitait doucement la queue. Ce soir là, ne m’ayant pas vu de tout le jour, moi, le premier qui,