Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/132

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depuis bien des années, avais eu l’idée de le caresser, — il accourut en me cherchant partout, et bondit à ma rencontre avec un aboiement. Je ne sais trop ce que je sentis alors, mais je me mis à l’embrasser, je serrai sa tête contre moi : il posa ses pattes sur mes épaules et me lécha la figure. — « Voilà l’ami que la destinée m’envoie ! » — pensai-je ; et durant ses premières semaines si pénibles, chaque fois que je revenais des travaux, avant tout autre soin, je me hâtais de me rendre derrière les casernes avec Boulot qui gambadait de joie devant moi ; je lui empoignais la tête, et je le baisais, je le baisais ; un sentiment très-doux, en même temps que troublant et amer, m’étreignait le cœur. Je me souviens combien il m’était agréable de penser, — je jouissais en quelque sorte de mon tourment, — qu’il ne restait plus au monde qu’un seul être qui m’aimât, qui me fût attaché, mon ami, mon unique ami, — mon fidèle chien Boulot.



VII


NOUVELLES CONNAISSANCES. — PÉTROF.


Mais le temps s’écoulait, et peu à peu je m’habituais à ma nouvelle vie ; les scènes que j’avais journellement devant les yeux ne m’affligeaient plus autant ; en un mot, la maison de force, ses habitants, ses mœurs, me laissaient indifférent. Se réconcilier avec cette vie était impossible, mais je devais l’accepter comme un fait inévitable. J’avais repoussé au plus profond de mon être toutes les inquiétudes qui me troublaient. Je n’errais plus dans la maison de force comme un perdu, et ne me laissais plus dominer par mon angoisse. La curiosité sauvage des forçats s’était émoussée : on ne me regardait plus avec une insolence aussi affectée qu’auparavant : j’étais devenu pour eux un indifférent, et