l’écume à la bouche, en secouant A—f selon son habitude ; comprends-tu ce qu’est un major ? Et dire qu’on ose appeler « major » une canaille de forçat, devant moi, en ma présence !
Seul A—f pouvait s’entendre avec un pareil homme.
Dès le premier jour de ma détention, je commençai de rêver à ma libération. Mon occupation favorite était de compter mille et mille fois, de mille façons différentes, le nombre de jours que je devais passer en prison. Je ne pouvais penser à autre chose, et tout prisonnier privé de sa liberté pour un temps fixe n’agit pas autrement que moi, j’en suis certain. Je ne puis dire si les forçats comptaient de même, mais l’étourderie de leurs espérances m’étonnait étrangement. L’espérance d’un prisonnier diffère essentiellement de celle que nourrit l’homme libre. Celui-ci peut espérer une amélioration dans sa destinée, ou bien la réalisation d’une entreprise quelconque, mais en attendant il vit, il agit : la vie réelle l’entraîne dans son tourbillon. Rien de semblable pour le forçat. Il vit aussi, si l’on veut ; mais il n’est pas un condamné à un nombre quelconque d’années de travaux forcés qui admette son sort comme quelque chose de positif, de définitif, comme une partie de sa vie véritable. C’est instinctif, il sent qu’il n’est pas chez lui, il se croit pour ainsi dire en visite. Il envisage les vingt années de sa condamnation comme deux ans, tout au plus. Il est sur qu’à cinquante ans, quand il aura subi sa peine, il sera aussi frais, aussi gaillard qu’à trente-cinq. « Nous avons encore du temps à vivre », pense-t-il, et il chasse opiniâtrement les pensées décourageantes et les doutes qui l’assaillent. Le condamné à perpétuité lui-même compte qu’un beau jour un ordre arrivera de Pétersbourg : « Transportez un tel aux mines à Nertchinsk, et fixez un terme à sa détention. » Ce serait fameux ! d’abord parce qu’il faut près de six mois pour aller à Nertchinsk et que la vie d’un convoi est cent fois préférable à celle de la maison de force ! Il