Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/133

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j’en étais très-satisfait. Je me promenais dans la caserne comme chez moi, je connaissais ma place pour la nuit ; je m’habituai même à des choses dont l’idée seule m’eût paru jadis inacceptable. J’allais chaque semaine, régulièrement, me faire raser la tête. On nous appelait le samedi les uns après les autres au corps de garde ; les barbiers de bataillon nous lavaient impitoyablement le crâne avec de l’eau de savon froide et le raclaient ensuite de leurs rasoirs ébréchés : rien que de penser à cette torture, un frisson me court sur la peau. J’y trouvai bientôt un remède ; Akim Akimytch m’indiqua un détenu de la section militaire qui, pour un kopek, rasait les amateurs avec son propre rasoir ; c’était là son gagne-pain. Beaucoup de déportés étaient ses pratiques, à la seule fin d’éviter les barbiers militaires, et pourtant ces gens-là n’étaient pas douillets. On appelait notre barbier le « major » ; pourquoi, — je n’en sais rien ; je serais même embarrassé de dire quels points de ressemblance il avait avec le major. En écrivant ces lignes, je revois nettement le « major » et sa figure maigre ; c’était un garçon de haute taille, silencieux, assez bête, toujours absorbé par son métier ; on ne le voyait jamais sans une courroie à la main sur laquelle il affilait nuit et jour un rasoir admirablement tranchant ; il avait certainement pris ce travail pour le but suprême de sa vie. Il était en effet heureux au possible quand son rasoir était bien affilé et que quelqu’un sollicitait ses services ; son savon était toujours chaud ; il avait la main très-légère, un vrai velours. Il s’enorgueillissait de son adresse, et prenait d’un air détaché le kopek qu’il venait de gagner ; on eût pu croire qu’il travaillait pour l’amour de l’art et non pour recevoir cette monnaie. A—f fut corrigé d’importance par le major de place, un jour qu’il eut le malheur de dire : « le major », en parlant du barbier qui nous rasait. Le vrai major tomba dans un accès de fureur.

— Sais-tu, canaille, ce que c’est qu’un major ? criait-il,