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Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/189

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— Canaille !

— Forçat !

Et voilà les injures qui pleuvent, plus fort encore qu’avant la régalade.

Deux amis sont assis séparément sur deux lits de camp, l’un est de grande taille, vigoureux, charnu, un vrai boucher : son visage est rouge. Il pleure presque, car il est très-ému. L’autre, vaniteux, fluet, mince, avec un grand nez qui a toujours l’air d’être enrhumé et de petits yeux bleus fixés en terre. C’est un homme fin et bien élevé, il a été autrefois secrétaire et traite son ami avec un peu de dédain, ce qui déplaît à son camarade. Ils avaient bu ensemble toute la journée.

— Il a pris une liberté avec moi ! crie le plus gros, en secouant fortement de sa main gauche la tête de son camarade. « Prendre une liberté » signifie frapper. Ce forçat, ancien sous-officier, envie secrètement la maigreur de son voisin ; aussi luttent-ils de recherche et d’élégance dans leurs conversations.

— Je te dis que tu as tort… dit d’un ton dogmatique le secrétaire, les yeux opiniâtrement fixés en terre d’un air grave, et sans regarder son interlocuteur.

— Il m’a frappé, entends-tu ! continue l’autre en tiraillant encore plus fort son cher ami. — Tu es le seul homme qui me reste ici-bas, entends-tu ! Aussi je te le dis : il a pris une liberté.

— Et je te répéterai qu’une disculpation aussi piètre ne peut que te faire honte, mon cher ami ! réplique le secrétaire d’une voix grêle et polie — avoue plutôt, cher ami, que toute cette soûlerie provient de ta propre inconstance.

L’ami corpulent trébuche en reculant, regarde bêtement de ses yeux ivres le secrétaire satisfait, et tout à coup il assène de toutes ses forces son énorme poing sur la figure maigrelette de celui-ci. Ainsi se termine l’amitié de cette journée. Le cher ami disparaît sous les lits de camp, éperdu…