Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/252

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mille et même quinze cents baguettes sont administrées en une seule fois ; mais s’il s’agit de deux ou trois mille verges, on, divise la condamnation en deux ou en trois. Ceux dont le dos était guéri et qui devaient subir le reste de leur punition étaient tristes, sombres, taciturnes, la veille et le jour de leur sortie. On remarquait en eux une sorte d’abrutissement, de distraction affectée. Ces gens-là n’entamaient aucune conversation et demeuraient presque toujours silencieux : trait singulier, les détenus évitent d’adresser la parole à ceux qui doivent être punis et ne font surtout pas allusion à leur châtiment. Ni consolations, ni paroles superflues : on ne fait même pas attention à eux, ce qui certainement est préférable pour le condamné.

Il y avait pourtant des exceptions, par exemple le forçat Orlof, dont j’ai déjà parlé. Il était fâché que son dos ne guérit pas plus vite, car il lui tardait de demander sa sortie, d’en finir avec les verges, et d’être versé dans un convoi de condamnés, pour s’enfuir pendant le voyage. C’était une nature passionnée et ardente, occupée uniquement du but à atteindre : un rusé compère ! Il semblait très-content lors de son arrivée et dans un état d’excitation anormale ; bien qu’il dissimulât ses impressions, il craignait de rester sur place et de mourir sous les verges avant même la première moitié de sa punition. Il avait entendu parler des mesures prises à son égard par l’administration, alors qu’il était encore en jugement ; aussi se préparait-il à mourir. Une fois qu’il eut reçu ses premières verges, il reprit courage. Quand il arriva à l’hôpital, je n’avais jamais vu encore de plaies semblables, mais il était tout joyeux : il espérait maintenant rester en vie, les bruits qu’on lui avait rapportés étaient mensongers, puisque on avait interrompu l’exécution ; après sa longue réclusion préventive, il commençait à rêver du voyage, de son évasion future, de la liberté, des champs, de la forêt… Deux jours après sa sortie de l’hôpital, il y revint pour mourir sur la même couchette