Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/258

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la crainte superstitieuse qu’inspirent les bourreaux leur est d’un puissant secours. On me raconta d’eux des traits de sauvagerie. Les forçats m’affirmèrent que d’un seul coup le bourreau peut tuer son homme. Est-ce un fait d’expérience ? Peut-être ! qui sait ? leur ton était trop affirmatif pour que cela ne fût pas vrai. Le bourreau lui-même m’assura qu’il pouvait le faire. On me raconta aussi qu’il peut frapper à tour de bras l’échine du criminel, sans que celui-ci ressente la moindre douleur et sans laisser de balafre. Même dans le cas où le bourreau reçoit un pot-de-vin pour ne pas châtier trop sévèrement, il donne le premier coup de toutes ses forces, à bras raccourci. C’est l’usage ; puis il administre les autres coups avec moins de dureté, surtout si on l’a bien payé. Je ne sais pourquoi ils agissent ainsi : est-ce pour habituer tout d’abord le patient aux coups suivants, qui paraîtront beaucoup moins douloureux si le premier a été cruel, ou bien désirent-ils effrayer le condamné, afin qu’il sache à qui il a affaire ? Veulent-ils faire montre et tirer vanité de leur vigueur ? En tout cas, le bourreau est légèrement excité avant l’exécution, il a conscience de sa force, de sa puissance : il est acteur à ce moment-là, le public l’admire et ressent de l’effroi ; aussi n’est-ce pas sans satisfaction qu’il crie à sa victime : « Gare ! il va t’en cuire ! » paroles habituelles et fatales qui précèdent le premier coup. On se représente difficilement jusqu’à quel point un être humain peut se dénaturer.

Les premiers temps de mon séjour à l’hôpital, j’écoutais attentivement ces récits des forçats, qui rompaient la monotonie des longues journées de lit, si uniformes, si semblables les unes aux autres. Le matin, la tournée des docteurs nous donnait une distraction, puis venait le dîner. Comme on pense, le manger était une affaire capitale dans notre vie monotone. Les portions étaient différentes, suivant la nature des maladies : certains détenus ne recevaient que du bouillon au gruau ; d’autres, du gruau ; d’autres, enfin, de