Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/257

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prévalait de quelque chose devant moi. Les officiers de garde lui adressaient la parole avec un certain respect dont il avait parfaitement conscience ; aussi, devant ses chefs, redoublait-il de politesse, de sécheresse et de dignité. Plus ceux-ci étaient aimables, plus il semblait inabordable, sans pourtant se départir de sa politesse raffinée ; je suis sûr qu’à ce moment il s’estimait incomparablement supérieur à son interlocuteur : cela se lisait sur son visage. On l’envoyait quelquefois sous escorte, en été, quand il faisait très-chaud, tuer les chiens de la ville avec une longue perche très-mince ; ces chiens errants se multipliaient avec une rapidité prodigieuse, et devenaient dangereux pendant la canicule ; par décision des autorités, le bourreau était chargé de leur destruction. Cette fonction avilissante ne l’humiliait nullement ; il fallait voir avec quelle gravité il parcourait les rues de la ville, accompagné de son soldat d’escorte fatigué et épuisé, comment d’un seul regard il épouvantait les femmes et les enfants, et comment il regardait les passants du haut de sa grandeur. Les bourreaux vivent à leur aise ; ils ont de l’argent, voyagent confortablement, boivent de l’eau-de-vie. Ils tirent leurs revenus des pots-de-vin que les condamnés civils leur glissent dans la main avant l’exécution. Quand ils ont affaire à des condamnés à leur aise, ils fixent eux-mêmes une somme proportionnelle aux moyens du patient ; ils exigent jusqu’à trente roubles, quelquefois plus. Le bourreau n’a pas le droit d’épargner sa victime, sa propre échine répond de lui ; mais, pour un pot-de-vin convenable, il s’engage à ne pas frapper trop fort. On consent presque toujours à ses exigences, car, si l’on refuse de s’y prêter, il frappe en vrai barbare, ce qui est en son pouvoir. Il arrive même qu’il exige une forte somme d’un condamné très-pauvre ; alors toute la parenté de ce dernier, se met en mouvement ; ils marchandent, quémandent, supplient ; malheur à eux, s’ils ne parviennent pas à le satisfaire : en pareille occurrence,