Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/273

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


— …Quand il allait au marché, continuait-il, tout le monde le saluait, l’honorait… un richard, quoi !

— Tu dis qu’il avait un commerce ?

— Oui, un commerce ! Notre classe marchande est très-pauvre : c’est la misère nue. Les femmes vont à la rivière, et apportent l’eau de très-loin, pour arroser leurs jardins ; elles s’éreintent, s’éreintent, et pourtant, quand vient l’automne, elles n’ont même pas de quoi faire une soupe aux choux. Une ruine ! Mais celui-là possédait un gros lopin de terre que ses ouvriers — il en avait trois — labouraient ; et puis un rucher, dont il vendait le miel ; il faisait le commerce du bétail, enfin on le tenait en honneur chez nous. Il était fort âgé et tout gris, ses soixante-dix ans étaient bien lourds pour ses vieux os. Quand il venait au marché dans sa pelisse de renard, tout le monde le saluait. — « Bonjour, petit père Ankoudim Trophimytch ! » — Bonjour ! qu’il répondait. « Comment te portes-tu ? » Il ne méprisait personne. — « Vivez longtemps, Ankoudim Trophimytch ! » — « Comment vont tes affaires ? » — « Elles sont aussi bonnes que la suie est blanche. Et les vôtres, petit père ? » — « Nous vivons pour nos péchés, nous fatiguons la terre. » — « Vivez longtemps, Ankoudim Trophimytch. » Il ne méprisait personne. Ses conseils étaient bons ; chaque mot de lui valait un rouble. C’était un grand liseur, car il était savant ; il ne faisait que lire des choses du bon Dieu. Il appelait sa vieille femme et lui disait : « Écoute, femme, saisis bien ce que je te dis. » Et le voilà qui lui explique. La vieille Maria Stépanovna n’était pas vieille, si vous voulez, c’était sa seconde femme ; il l’avait épousée pour avoir des enfants, sa première femme ne lui en ayant point donné — il avait deux garçons encore jeunes, car le cadet Vacia était né quand son père touchait à soixante ans ; Akoulka sa fille avait dix-huit ans, elle était l’aînée.

— Ta femme, n’est-ce pas ?