Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/292

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

m’échut pendant deux mois de suite. Je devais transporter ma charge de briques des bords de l’Irtych à une distance de cent quarante mètres environ, et traverser le fossé de la forteresse avant d’arriver à la caserne que l’on construisait. Ce travail me convenait fort, bien que la corde avec laquelle je portais mes briques me sciât les épaules ; ce qui me plaisait surtout, c’est que mes forces se développaient sensiblement. Tout d’abord je ne pouvais porter que huit briques à la fois ; chacune d’elles pesait environ douze livres, J’arrivai à en porter douze et même quinze, ce qui me réjouit beaucoup. Il ne me fallait pas moins de force physique que de force morale pour supporter toutes les incommodités de cette vie maudite.

Et je voulais vivre encore, après ma sortie du bagne !

Je trouvais du plaisir à porter des briques, non-seulement parce que ce travail fortifiait mon corps, mais parce que nous étions toujours au bord du l’Irtych. Je parle souvent de cet endroit ; c’était le seul d’où l’on vit le monde du bon Dieu, le lointain pur et clair, les libres steppes désertes, dont la nudité produisait toujours sur moi une impression étrange. Tous les autres chantiers étaient dans la forteresse ou aux environs, et cette forteresse, dès les premiers jours, je l’eus en haine, surtout les bâtiments. La maison du major de place me semblait un lieu maudit, repoussant, et je la regardais toujours avec une haine particulière quand je passais devant, tandis que sur la rive, on pouvait au moins s’oublier en regardant cet espace immense et désert, comme un prisonnier s’oublie à regarder le monde libre par la lucarne grillée de sa prison. Tout m’était cher et gracieux dans cet endroit : et le soleil, brillant dans l’infini du ciel bleu, et la chanson lointaine des Kirghiz qui venait de la rive opposée.

Je fixe longtemps la pauvre hutte enfumée d’un baïyouch quelconque ; j’examine la fumée bleuâtre qui se déroule dans l’air, la Kirghize qui s’occupe de ses deux moutons…