Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/295

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il a des connaissances, les forçats ont pour lui un certain respect. Sans prêter la moindre attention au débat qui agite tout le monde, il s’en va tout droit vers la cuisinière lui demander du foie. (Nos cuisiniers vendaient souvent des mets de ce genre ; par exemple, ils achetaient un foie entier, qu’ils coupaient et vendaient au détail aux autres forçats.)

— Pour deux kopeks ou pour quatre ? demande le cuisinier.

— Coupe-m’en pour quatre ; les autres n’ont qu’à m’envier ! répond le forçat. — Oui, camarades, un général, un vrai général arrive de Pétersbourg pour réviser toute la Sibérie. Vrai. On l’a dit chez le commandant.

La nouvelle produit une émotion extraordinaire. Pendant un quart d’heure, on se demande qui est ce général, quel titre il a, s’il est d’un rang plus élevé que les généraux de notre ville. Les forçats adorent parler grades, chefs, savoir qui a la primauté, qui peut faire plier l’échine des autres fonctionnaires et qui courbe la sienne ; ils se querellent et s’injurient en l’honneur de ces généraux, il s’ensuit même quelquefois des rixes. Quel intérêt peuvent-ils bien y avoir ? En entendant les forçats parler de généraux et de chefs, on mesure le degré de développement et d’intelligence de ces hommes tels qu’ils étaient dans la société, avant d’entrer au bagne. Il faut dire aussi que chez nous, parler des généraux et de l’administration supérieure est regardé comme la conversation la plus sérieuse et la plus élégante.

— Vous voyez bien qu’on vient de mettre à la porte notre major, remarque Kvassof — un tout petit homme rougeaud, emporté et borné. C’est lui qui avait annoncé que le major allait être remplacé.

— Il leur graissera la patte ! fait d’une voix saccadée le vieillard morose qui a fini sa soupe aux choux aigres.

— Parbleu qu’il leur graissera la patte, fait un autre. — Il a assez volé d’argent, le brigand. Et dire qu’il a été major de bataillon avant de venir ici ! il a mis du foin dans ses