Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/298

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lui graisse la patte, c’est sûr, mais en tout cas, pas notre huit-yeux de major : il n’osera pas se faufiler près de lui, parce que, voyez-vous, camarades, il y a généraux et généraux, comme il y a fagots et fagots. Seulement, c’est moi qui vous le dis, notre major restera en place. Nous sommes sans langue, nous n’avons pas le droit de parler, et quant à nos chefs, ce ne sont pas eux qui iront le dénoncer, Le réviseur arrivera dans notre maison de force, jettera un coup d’œil et repartira tout de suite ; il dira que tout était en ordre.

— Oui, mais toujours est-il que le major a eu peur ; il est ivre depuis le matin.

— Et ce soir, il a fait emmener deux fourgons… C’est Fedka qui l’a dit.

— Vous avez beau frotter un nègre, il ne deviendra jamais blanc. Est-ce la première fois que vous le voyez, ivre, hein ?

— Non ! ce sera une fière injustice si le général ne lui fait rien, disent entre eux les forçats qui s’agitent et s’émeuvent.

La nouvelle de l’arrivée du réviseur se répand dans le bagne. Les détenus rodent dans la cour avec impatience en répétant la grande nouvelle. Les uns se taisent et conservent leur sang-froid, pour se donner un air d’importance, les autres restent indifférents. Sur le seuil des portes des forçats s’asseyent pour jouer de la balalaïka, tandis que d’autres continuent à bavarder. Des groupes chantent en traînant, mais en général la cour entière est houleuse et excitée.

Vers neuf heures on nous compta, on nous parqua dans les casernes, que l’on ferma pour la nuit. C’était une courte nuit d’été ; aussi nous réveillait-on à cinq heures du matin, et pourtant personne ne parvenait à s’endormir avant onze heures du soir, parce que jusqu’à ce moment les conversations, le va-et-vient ne cessaient pas ; il s’organisait aussi