Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/344

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ne nous brouillâmes pas, mais jamais nous ne fûmes sur un pied amical. Je crois qu’il était bon mathématicien. Il m’expliqua un jour dans son baragouin demi-russe, demi-polonais, un système d’astronomie qu’il avait inventé ; on me dit qu’il avait écrit un ouvrage sur ce sujet, dont tout le monde savant s’était moqué ; son jugement était un peu faussé, je crois. Il priait à genoux des journées entières, ce qui lui attira le respect des forçats ; il le conserva jusqu’à sa mort, car il mourut sous mes yeux, à la maison de force, à la suite d’une pénible maladie. Dès son arrivée il avait gagné la considération des détenus, à la suite d’une histoire avec le major. En les amenant d’Y— gorsk par étapes à notre forteresse, on ne les avait pas rasés, aussi leurs cheveux et leurs barbes avaient-ils démesurément cru ; quand on les présenta au major, celui-ci s’emporta comme un beau diable ; il était indigné d’une semblable infraction à la discipline, où il n’y avait pourtant pas de leur faute.

— Ils ont l’air de Dieu sait quoi ! rugit-il, ce sont des vagabonds, des brigands.

J—ski, qui comprenait fort mal le russe, crut qu’on leur demandait s’ils étaient des brigands ou des vagabonds, et répondit :

— Nous sommes des condamnés politiques, et non des vagabonds.

— Co-oomment ? Tu veux faire l’insolent ? le rustre ? hurla le major. — Au corps de garde ! et cent verges tout de suite ! à l’instant même !

On punit le vieillard : il se coucha à terre sous les verges, sans opposer de résistance, maintint sa main entre ses dents et endura son châtiment sans une plainte, sans un gémissement, immobile sous les coups. B— ski et T—ski arrivaient à ce moment à la maison de force, où M—ski les attendait à la porte d’entrée ; il se jeta à leur cou, bien qu’il ne les eût jamais vus. Révoltés de l’accueil du major, ils lui