Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/345

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racontèrent la scène cruelle qui venait d’avoir lieu. M—ski me dit plus tard qu’il était hors de lui en apprenant cela : — Je ne me sentais plus de rage, je tremblais de fièvre. J’attendis J—ski à la grande porte, car il devait venir tout droit du corps de garde après sa punition. La poterne s’ouvrit, et je vis passer devant moi J—ski les lèvres tremblantes et toutes blanches, le visage pâle ; il ne regardait personne et traversa les groupes de forçats rassemblés au milieu de la cour — ils savaient qu’on venait de punir un noble — entra dans la caserne, alla droit à sa place et, sans mot dire, s’agenouilla et pria. Les détenus furent surpris et même émus. Quand je vis ce vieillard à cheveux blancs, qui avait laissé dans sa patrie une femme et des enfants, quand je le vis, après cette honteuse punition, agenouillé et priant, — je m’enfuis de la caserne, et pendant deux heures je fus comme fou : j’étais comme ivre… Depuis lors, les forçats furent pleins de déférence et d’égards pour J—ski ; ce qui leur avait particulièrement plu, c’est qu’il n’avait pas crié sous les verges.

Il faut pourtant être juste et dire la vérité : on ne saurait juger par cet exemple des relations de l’administration avec les déportés nobles, quels qu’ils soient, Russes ou Polonais. Mon anecdote montre qu’on peut tomber sur un méchant homme : si ce méchant homme est commandant absolu d’une maison de force, s’il déteste par hasard un exilé, le sort de celui-ci est loin d’être enviable. Mais l’administration supérieure des travaux forcés en Sibérie, qui donne le ton et les directions aux commandants subordonnés, est pleine de discernement à l’égard des déportés nobles et même, en certains cas, leur montre plus d’indulgence qu’aux autres forçats de basse condition. Les causes en sont claires : d’abord ces chefs sont eux-mêmes gentilshommes, et puis on citait des cas où des nobles avaient refusé de se coucher sous les verges et s’étaient jetés sur leurs exécuteurs ; les suites de ces rébellions étaient toujours