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Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/351

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tous les détenus lui furent sympathiques, quand ils apprirent qu’il était brouillé à mort avec notre major détesté ! Cela arriva un mois après son arrivée ; leur joie fut au comble. Le major avait été autrefois son frère d’armes ; quand ils se rencontrèrent après une longue séparation, ils menèrent d’abord joyeuse vie ensemble, mais bientôt ils cessèrent d’être intimes. Ils s’étaient querellés, et G—kof devint l’ennemi juré du major. On raconta même qu’ils s’étaient battus à coups de poing, et il n’y avait pas là de quoi étonner ceux qui connaissaient notre major : il aimait à se battre. Quand les forçats apprirent cette querelle, ils ne se tinrent plus de joie : « C’est notre Huit-yeux qui peut s’entendre avec le commandant ! celui-là est un aigle, tandis que notre honi… » Ils étaient fort curieux de savoir qui avait eu le dessus dans cette lutte, et lequel des deux avait rossé l’autre. Si ce bruit eût été démenti, nos forçats en auraient éprouvé un cruel désappointement. — « Pour sur, c’est le commandant qui l’a éreinté, disaient-ils ; tout petit qu’il soit, il est audacieux ; l’autre se sera fourré sous un lit, tant il aura eu peur. » Mais G—kof repartit bientôt, laissant de vifs regrets dans le bagne. Nos ingénieurs étaient tous de braves gens : on les changea trois ou quatre fois de mon temps. — « Nos aigles ne restent jamais bien longtemps, disaient les détenus, surtout quand ils nous protègent. »

C’est ce G—kof qui nous envoya, B—ski et moi, travailler à sa chancellerie, car il aimait les déportés nobles. Quand il partit, notre condition demeura plus tolérable, car il y avait un ingénieur qui nous témoignait beaucoup de sympathie. Nous copiions des rapports depuis quelque temps, ce qui perfectionnait notre écriture, quand arriva un ordre supérieur qui enjoignait de nous renvoyer à nos travaux antérieurs. On avait déjà eu le temps de nous dénoncer. Au fond, nous n’en fûmes pas trop mécontents, car nous étions las de ce travail de copistes. Pendant deux ans entiers, je travaillai sans interruption avec B—ski, presque toujours