Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/352

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

dans les ateliers. Nous bavardions et parlions de nos espérances, de nos convictions, Celles de l’excellent B—ski étaient étranges, exclusives : il y a des gens très-intelligents dont les idées sont parfois trop paradoxales, mais ils ont tant souffert, tant enduré pour elles, ils les ont gardées au prix de tant de sacrifices, que les leur enlever serait impossible et cruel, B—ski souffrait de toute objection et y répondait par des violences. Il avait peut-être raison, plus raison que moi sur certains points, mais nous fûmes obligés de nous séparer, ce dont j’éprouvai un grand regret, car nous avions déjà beaucoup d’idées communes.

Avec les années M—tski devenait de plus en plus triste et sombre. Le désespoir l’accablait. Durant les premiers temps de ma réclusion, il était plus communicatif, il laissait mieux voir ce qu’il pensait. Il achevait sa deuxième année de travaux forcés quand j’y arrivai. Tout d’abord, il s’intéressa fort aux nouvelles que je lui apportai, car il ne savait rien de ce qui se faisait au dehors : il me questionna, m’écouta, s’émut, mais peu à peu il se concentra de plus en plus, ne laissant rien voir de ce qu’il pensait. Les charbons ardents se couvrirent de cendre. Et pourtant il s’aigrissait toujours plus. « Je hais ces brigands  », me répétait-il en parlant des forçats que j’avais déjà appris à connaître ; mes arguments en leur faveur n’avaient aucune prise sur lui. Il ne comprenait pas ce que je lui disais, il tombait quelquefois d’accord avec moi, mais distraitement : le lendemain il me répétait de nouveau : « Je hais ces brigands. » (Nous parlions souvent français avec lui ; aussi un surveillant des travaux, le soldat du génie Dranichnikof, nous appelait toujours aides-chirurgiens », Dieu sait pourquoi !) M—tski ne s’animait que quand il parlait de sa mère. « Elle est vieille et infirme — me disait-il — elle m’aime plus que tout au monde, et je ne sais même pas si elle est vivante. Si elle apprend qu’on m’a