Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/371

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voir ce qu’on leur ferait. Ils ne virent que les équipages du major et du commandant qui attendaient devant le corps de garde. On mit les évadés au secret, après les avoir referrés ; le lendemain ils passèrent en jugement. Les moqueries et le mépris des détenus pour leurs camarades cessèrent d’eux-mêmes, quand on sut les détails : on apprit alors qu’ils avaient été obligés de se rendre, parce qu’ils étaient cernés de tous côtés ; tout le monde s’intéressa cordialement au cours de l’affaire.

— On leur en donnera au moins un millier.

— Oh ! oh ! ils les fouetteront à mort. A—f peut-être ne recevra que mille baguettes, mais l’autre, on le tuera pour sûr, parce que, vois-tu, il est de la section particulière.

Les forçats se trompaient. A—f fut condamné à cinq cents coups de baguettes ; sa conduite antérieure lui valut les circonstances atténuantes, et puis, c’était son premier délit. Koulikof reçut, je crois, mille cinq cents coups. Comme on voit, la punition fut assez bénigne. En gens de bon sens, ils n’impliquèrent personne dans leur affaire et déclarèrent nettement qu’ils s’étaient enfuis de la forteresse sans entrer nulle part. J’avais surtout pitié de Koulikof : il avait perdu sa dernière espérance, sans compter les deux mille verges qu’il reçut. On l’envoya plus tard dans une autre maison de force. A—f fut à peine châtié ; on l’épargna, grâce aux médecins. Mais une fois à l’hôpital, il fit le fanfaron et déclara que maintenant il ne reculerait devant rien et ferait encore parler de lui. Koulikof resta le même homme, convenable et posé ; une fois de retour à la maison de force, après son châtiment, il eut l’air de ne l’avoir jamais quittée. Mais les forçats ne le regardaient plus du même œil : bien qu’il n’eût pas changé, ils avaient cessé de l’estimer dans leur for intérieur, ils le traitèrent désormais de pair à compagnon.

Depuis cette tentative d’évasion, l’étoile de Koulikof pâlit sensiblement. Le succès signifie tout dans ce monde…