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LA DÉLIVRANCE.


Cette tentative eut lieu pendant ma dernière année de travaux forcés. Je me souviens aussi bien de cette dernière période que de la première, mais à quoi bon accumuler les détails ? Malgré mon impatience de finir mon temps, cette année fut la moins pénible de ma déportation. J’avais beaucoup d’amis et de connaissances parmi les forçats, qui avaient décidé que j’étais un brave homme. Beaucoup d’entre eux m’étaient dévoués et m’aimaient sincèrement. Le pionnier avait envie de pleurer lorsqu’il nous accompagna, mon compagnon et moi, hors de la maison de force ; et quand nous fûmes définitivement en liberté, il vint presque tous les jours nous voir dans un logement de l’État qui nous avait été assigné, pendant le mois que nous passâmes en ville. Il y avait pourtant des physionomies dures et rébarbatives, que je n’avais pu gagner. Dieu sait pourquoi ! Nous étions pour ainsi dire séparés par une barrière.

J’eus plus d’immunités pendant cette dernière année. Je retrouvai parmi les fonctionnaires militaires de notre ville des connaissances et même d’anciens camarades d’école avec lesquels je renouai des relations. Grâce à eux, je pouvais recevoir de l’argent, écrire à ma famille et même posséder des livres. Depuis plusieurs années, je n’avais pas eu un seul livre ; aussi est-il difficile de se rendre compte de l’impression étrange et de l’émotion qu’excita en moi le premier volume que je pus lire à la maison de force. Je commençai à le dévorer le soir, quand on ferma les portes, et je lus toute la nuit, jusqu’à l’aube. Ce numéro de Revue me parut être un messager de l’autre monde : ma vie antérieure se dessinait avec relief et netteté devant mes