Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/43

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en général a de soins pour les « malheureux[1] ». L’aumône ne faisait jamais défaut et consistait toujours en petits pains blancs, quelquefois en argent, — mais très-rarement. — Sans les aumônes, l’existence des forçats, et surtout celle des prévenus, qui sont fort mal nouris, serait par trop pénible. L’aumône se partage également entre tous les détenus. Si l’aumône ne suffit pas, on divise les petits pains par la moitié et quelquefois même en six morceaux, afin que chaque forçat en ait sa part. Je me souviens de la première aumône, — une petite pièce de monnaie, — que je reçus. Peu de temps après mon arrivée, un matin, en revenant du travail seul avec un soldat d’escorte, je croisai une mère et sa fille, une enfant de dix ans, jolie comme un ange. Je les avais déjà vues une fois. (La mère était veuve d’un pauvre soldat qui, jeune encore, avait passé au conseil de guerre et était mort dans l’infirmerie de la maison de force, alors que je m’y trouvais. Elles pleuraient à chaudes larmes quand elles étaient venues toutes deux lui faire leurs adieux.) En me voyant, la petite fille rougit et murmura quelques mots à l’oreille de sa mère, qui s’arrêta et prit dans un panier un quart de kopek qu’elle remit à la petite fille. Celle-ci courut après moi : — « Tiens, malheureux, me dit-elle, prends ce kopek au nom du Christ ! » — Je pris la monnaie qu’elle me glissait dans la main ; la petite fille retourna tout heureuse vers sa mère. Je l’ai conservé longtemps, ce kopek-là !

  1. C’est ainsi que le peuple appelle les condamnés aux travaux forcés et les exilés.