Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/46

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appartenant à l’État, travaillaient dans les ateliers, enlevaient la neige amassée par les ouragans contre les constructions, ou brûlaient et concassaient de l’albâtre, etc. Comme le jour était très-court, le travail cessait de bonne heure, et tout le monde rentrait à la maison de force où il n’y avait presque rien à faire, sauf le travail supplémentaire que s’étaient créé les forçats.

Un tiers à peine des détenus travaillaient sérieusement : les autres fainéantaient et rôdaient sans but dans les casernes, intriguant, s’injuriant. Ceux qui avaient quelque argent s’enivraient d’eau-de-vie ou perdaient au jeu leurs économies ; tout cela par fainéantise, par ennui, par désœuvrement. J’appris encore à connaître une souffrance qui peut-être est la plus aiguë, la plus douloureuse qu’on puisse ressentir dans une maison de détention, à part la privation de liberté : je veux parler de la cohabitation forcée. La cohabitation est plus ou moins forcée partout et toujours, mais nulle part elle n’est aussi horrible que dans une prison ; il y a là des hommes avec lesquels personne ne voudrait vivre. Je suis certain que chaque condamné, — inconsciemment peut-être, — en a souffert.

La nourriture des détenus me parut passable. Ces derniers affirmaient même qu’elle était incomparablement meilleure que dans n’importe quelle prison de Russie. Je ne saurais toutefois le certifier, – car je n’ai jamais été incarcéré ailleurs. Beaucoup d’entre nous avaient, du reste, la faculté de se procurer la nourriture qui leur convenait ; quoique la viande ne coûtât que trois kopeks, ceux-là seuls qui avaient toujours de l’argent se permettaient le luxe d’en manger : la majorité des détenus se contentaient de la ration réglementaire. Quand ils vantaient la nourriture de la maison de force, ils n’avaient en vue que le pain, que l’on distribuait par chambrée et non pas individuellement et au poids. Cette dernière condition aurait effrayé les forçats, car un tiers au moins d’entre eux, dans ce cas, aurait constamment souffert