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Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/47

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de la faim, tandis qu’avec le système en vigueur, chacun était content. Notre pain était particulièrement savoureux et même renommé en ville ; on attribuait sa bonne qualité à une heureuse construction des fours de la prison. Quant à notre soupe de chou aigre (câtchi), qui se cuisait dans un grand chaudron et qu’on épaississait de farine, elle était loin d’avoir bonne mine. Les jours ouvriers, elle était fort claire et maigre ; mais ce qui m’en dégoûtait surtout, c’était la quantité de cancrelats qu’on y trouvait. Les détenus n’y faisaient toutefois aucune attention.

Les trois jours qui suivirent mon arrivée, je n’allai pas au travail ; on donnait toujours quelque répit aux nouveaux déportés, afin de leur permettre de se reposer de leurs fatigues. Le lendemain, je dus sortir de la maison de force pour être ferré. Ma chaîne n’était pas « d’uniforme », elle se composait d’anneaux qui rendaient un son clair : c’est ce que j’entendis dire aux autres détenus. Elle se portait extérieurement, par-dessus le vêtement, tandis que mes camarades avaient des fers formés non d’anneaux, mais de quatre tringles épaisses comme le doigt et réunies entre elles par trois anneaux qu’on portait sous le pantalon. À l’anneau central s’attachait une courroie, nouée à son tour à une ceinture bouclée sur la chemise.

Je revois nettement la première matinée que je passai dans la maison de force. Le tambour battit la diane au corps de garde, près de la grande porte de l’enceinte ; au bout de dix minutes le sous-officier de planton ouvrit les casernes. Les détenus s’éveillaient les uns après les autres et se levaient en tremblant de froid de leurs lits de planches, à la lumière terne d’une chandelle.

Presque tous étaient moroses. Ils bâillaient et s’étiraient, leurs fronts marqués au fer se contractaient ; les uns se signaient ; d’autres commençaient à dire des bêtises. La touffeur était horrible. L’air froid du dehors s’engouffrait aussitôt qu’on ouvrait la porte et tourbillonnait dans la