Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/48

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caserne. Les détenus se pressaient autour des seaux pleins d’eau : les uns après les autres prenaient de l’eau dans la bouche, ils s’en lavaient la figure et les mains. Cette eau était apportée de la veille par le parachnik, détenu qui, d’après le règlement, devait nettoyer la caserne. Les condamnés le choisissaient eux-mêmes. Il n’allait pas au travail, car il devait examiner les lits de camp et les planchers, apporter et emporter le baquet pour la nuit, remplir d’eau fraîche les seaux de sa chambrée. Cette eau servait le matin aux ablutions ; pendant la journée c’était la boisson ordinaire des forçats. Ce matin-là, des disputes s’élevèrent aussitôt au sujet de la cruche.

— Que fais-tu là, front marqué ? grondait un détenu de haute taille, sec et basané.

Il attirait l’attention par les protubérances étranges dont son crâne était couvert. Il repoussa un autre forçat tout rond, tout petit, au visage gai et rougeaud.

— Attends donc !

— Qu’as-tu à crier ! tu sais qu’on paye chez nous quand on veut faire attendre les autres. File toi-même. Regardez ce beau monument, frères,… non, il n’a point de farticultiapnost[1].

Ce mot farticultiapnost fit son effet : les détenus éclatèrent de rire, c’était tout ce que désirait le joyeux drille, qui tenait évidemment le rôle de bouffon dans la caserne. L’autre forçat le regarda d’un air de profond mépris.

— Hé ! la petite vache !… marmotta-t-il, voyez-vous comme le pain blanc de la prison l’a engraissée.

— Pour qui te prends-tu ? pour un bel oiseau ?

— Parbleu ! comme tu le dis.

— Dis-nous donc quel bel oiseau tu es.

— Tu le vois.

  1. Ce mot ne signifie rien ; le forçat a défiguré le mot de particularité, qu’il emploie à tort dans le sens de savoir-vivre.