Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Voyez les méchantes gens qui nous calomnient. Eh bien, quoi ? après tout ; quand on devrait me rouer de coups, j’aime les petits soldats !

— Laissez-les, vos soldats ; c’est nous que vous devez aimer, nous avons de l’argent…

Représentez-vous ce galant au crâne rosé, les fers aux chevilles, en habit de deux couleurs et sous escorte…

Comme je pouvais retourner à la maison de force, — on m’avait mis mes fers, — je dis adieu à Akim Akimytch et je m’en allai, escorté d’un soldat. Ceux qui travaillent à la tâche reviennent les premiers ; aussi, quand j’arrivai dans notre caserne, y avait-il déjà des forçats de retour.

Comme la cuisine n’aurait pu contenir toute une caserne à la fois, on ne dînait pas ensemble ; les premiers arrivés mangeaient leur portion. Je goûtai la soupe aux choux aigres (chichi), mais par manque d’habitude je ne pus la manger et je me préparai du thé. Je m’assis au bout d’une table avec un forçat, ci-devant gentilhomme comme moi.

Les détenus entraient et sortaient. Ce n’était pas la place qui manquait, car ils étaient encore peu nombreux ; cinq d’entre eux s’assirent à part, auprès de la grande table. Le cuisinier leur versa deux écuelles de soupe aigre, et leur apporta une lèchefrite de poisson rôti. Ces hommes célébraient une fête en se régalant. Ils nous regardaient de travers. Un des Polonais entra et vint s’asseoir à nos côtés.

— Je n’étais pas avec vous, mais je sais que vous faites ripaille, cria un forçat de grande taille en entrant, et en enveloppant d’un regard ses camarades.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, maigre et musculeux. Sa figure dénotait la ruse et aussi la gaieté ; la lèvre inférieure, charnue et pendante, lui donnait une expression comique.

— Eh bien ! avez-vous bien dormi ? Pourquoi ne dites-vous pas bonjour ? Eh bien, mes amis de Koursk, dit-il en