Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/68

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plus ou moins singuliers, comme des pantalons de fantaisie, des gilets, des sibériennes ; mais c’était surtout pour les chemises d’indienne que les détenus avaient un goût prononcé, ainsi que pour les ceinturons à boucle de métal.

Les jours de fête, les élégants s’endimanchaient : il fallait les voir se pavaner dans toutes les casernes. Le contentement de se sentir bien mis allait chez eux jusqu’à l’enfantillage. Du reste, pour beaucoup de choses, les forçats ne sont que de grands enfants. Ces beaux vêtements disparaissaient bien vite, souvent le soir même du jour où ils avaient été achetés, leurs propriétaires les engageaient ou les revendaient pour une bagatelle. Les bamboches revenaient presque toujours à époque fixe ; elles coïncidaient avec les solennités religieuses ou avec la fête patronale du forçat en ribote. Celui-ci plaçait un cierge devant l’image, en se levant, faisait sa prière, puis il s’habillait et commandait son dîner. Il avait fait acheter d’avance de la viande, du poisson, des petits pâtés ; il s’empiffrait comme un bœuf, presque toujours seul ; il était bien rare qu’un forçat invitât son camarade à partager son festin. C’est alors que l’eau-de-vie faisait son apparition : le forçat buvait comme une semelle de botte et se promenait dans les casernes titubant, trébuchant ; il avait à cœur de bien montrer à tous ses camarades qu’il était ivre, qu’il « baladait », et de mériter par là une considération particulière.

Le peuple russe ressent toujours une certaine sympathie pour un homme ivre ; chez nous, c’était une véritable estime. Dans la maison de force, une ribote était en quelque sorte une distinction aristocratique.

Une fois qu’il se sentait gai, le forçat se procurait un musicien ; nous avions parmi nous un petit Polonais, ancien déserteur, assez laid, mais qui possédait un violon dont il savait jouer. Comme il n’avait aucun métier, il s’engageait à suivre le forçat en liesse, de caserne en caserne, en lui raclant des danses de toutes ses forces. Souvent son visage