Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/69

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exprimait la lassitude et le dégoût que lui causait cette musique éternellement la même, mais au cri que poussait le détenu : « Joue, puisque tu as reçu de l’argent pour cela ! » il se remettait à écorcher son violon de plus belle. Ces ivrognes étaient assurés qu’on veillerait sur eux, et que dans le cas où le major arriverait, on les cacherait à ses regards. Ce service était du reste tout désintéressé. De leur côté, le sous-officier et les invalides qui demeuraient dans la prison pour maintenir l’ordre étaient parfaitement tranquilles : l’ivrogne ne pouvait occasionner aucun désordre. À la moindre tentative de révolte ou de tapage, on l’aurait apaisé, ou même lié ; aussi l’administration subalterne (surveillants, etc.) fermait-elle les yeux. Elle savait que si l’eau-de-vie était interdite, tout irait de travers. — Comment se procurait-on cette eau-de-vie ?

On l’achetait dans la maison de force même, chez les cabaretiers, comme les forçats appelaient ceux qui s’occupaient de ce commerce, — fort avantageux, du reste, bien que les buveurs et les bambocheurs fussent peu nombreux, car toute bombance coûtait cher, étant donné les maigres gains des clients. Le commerce commençait, continuait et finissait d’une manière assez originale. Un détenu qui ne connaissait aucun métier, ne voulait pas travailler, et qui pourtant désirait s’enrichir rapidement, se décidait, quand il possédait quelque argent, à acheter et revendre de l’eau-de-vie. L’entreprise était hardie : elle réclamait une grande audace, car on y risquait sa peau, sans compter la marchandise. Mais le cabaretier ne recule pas devant ces obstacles. Au début, comme il n’a que peu d’argent, il apporte lui-même l’eau-de-vie à la prison et s’en défait d’une façon avantageuse. Il répète cette opération une seconde, une troisième fois ; s’il n’est pas découvert par l’administration, il possède bientôt un pécule qui lui permet de donner de l’extension à son commerce ; il devient entrepreneur, capitaliste : il a des agents et des aides ; il hasarde