Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/77

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qui fût plus fort que lui. C’étaient moins par sa taille élevée et sa constitution herculéenne, que par sa tête énorme et difforme qu’il inspirait la terreur. Les bruits les plus étranges couraient sur son compte : il avait été soldat, disait-on ; d’autres prétendaient qu’il s’était évadé de Nertchinsk, qu’il avait été exilé plusieurs fois en Sibérie, mais qu’il s’était toujours enfui. Échoué enfin dans notre bagne, il y faisait partie de la section des perpétuels. À ce qu’il parait, il aimait à tuer les petits enfants qu’il parvenait à attirer dans un endroit écarté ; il effrayait alors le bambin, le tourmentait, et après avoir pleinement joui de l’effroi et des palpitations du pauvre petit, il le tuait lentement, posément, avec délices. On avait peut-être imaginé ces horreurs, par suite de la pénible impression que produisait ce monstre, mais elles étaient vraisemblables et cadraient avec sa physionomie. Cependant lorsque Gazine n’était pas ivre, il se conduisait fort convenablement. Il était toujours tranquille, ne se querellait jamais, évitait les disputes par mépris pour son entourage, absolument comme s’il avait eu une haute opinion de lui-même. Il parlait fort peu. Tous ses mouvements étaient mesurés, tranquilles, résolus. Son regard ne manquait pas d’intelligence, mais l’expression en était cruelle et railleuse, comme son sourire. De tous les forçats marchands d’eau-de-vie, il était le plus riche. Deux fois par an il s’enivrait complètement, et c’est alors que se trahissait toute sa féroce brutalité. Il s’animait peu à peu, et taquinait les détenus de railleries envenimées, aiguisées longtemps à l’avance ; enfin, quand il était tout à fait soûl, il avait des accès de rage furieuse ; il empoignait un couteau et se ruait sur ses camarades. Les forçats, qui connaissaient sa vigueur d’Hercule, l’évitaient et se garaient, car il se jetait sur le premier venu. On trouva pourtant un moyen de le museler. Une dizaine de détenus s’élançaient tout à coup sur Gazine et lui portaient des coups atroces dans le creux de l’estomac, dans le ventre, sous le cœur, jusqu’à ce