Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/78

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qu’il perdit connaissance. On aurait tué n’importe qui avec un pareil traitement, mais Gazine en réchappait. Quand on l’avait bien roué de coups, on l’enveloppait dans sa pelisse et on le jetait sur son lit de planches. — « Qu’il cuve son eau-de-vie ! » — Le lendemain, il se réveillait presque bien portant ; il allait alors au travail, silencieux et sombre. Chaque fois que Gazine s’enivrait, tous les détenus savaient comment la journée finirait pour lui. Il le savait également, mais il buvait tout de même. Quelques années s’écoulèrent de la sorte. On remarqua que Gazine avait jeté sa gourme et qu’il commençait à faiblir. Il ne faisait que geindre, se plaignant de différentes maladies. Ses visites à l’hôpital étaient de plus en plus fréquentes. « Il se soumet enfin », disaient les détenus.

Ce jour-là, Gazine était entré dans la cuisine suivi du petit Polonais qui raclait du violon, et que les forçats en goguettes louaient pour égayer leur orgie. Il s’arrêta au milieu de la salle, silencieux, examinant du regard tous ses camarades, l’un après l’autre. Personne ne souffla mot. Quand il m’aperçut avec mon compagnon, il nous regarda de son air méchamment railleur et sourit, horriblement, de l’air d’un homme satisfait d’une bonne farce qu’il vient d’imaginer. Il s’approcha de notre table en trébuchant :

— Pourrais-je savoir, dit-il, d’où vous tenez les revenus qui vous permettent de boire ici du thé ?

J’échangeai un regard avec mon voisin ; je compris que le mieux était de nous taire et de ne rien répondre. La moindre contradiction aurait mis Gazine en fureur.

— Il faut que vous ayez de l’argent…, continua-t-il, il faut que vous en ayez gros pour boire du thé ; mais, dites donc ! êtes-vous aux travaux forcés pour boire du thé ? Hein ! êtes-vous venus ici pour en boire ? Dites ? Répondez un peu pour voir, que je vous…

Comprenant que nous nous taisions et que nous avions résolu de ne pas faire attention à lui, il accourut, livide et