Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/79

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tremblant de rage. À deux pas se trouvait une lourde caisse, qui servait à mettre le pain coupé pour le dîner et le souper des forçats ; son contenu suffisait pour le repas de la moitié des détenus. En ce moment elle était vide. Il l’empoigna des deux mains et la brandit au-dessus de nos têtes. Bien qu’un meurtre ou une tentative de meurtre fût une source inépuisable de désagréments pour les déportés (car alors les enquêtes, les contre-enquêtes et les perquisitions ne cessaient pas), et que ceux-ci empêchassent les querelles dont les suites auraient pu être fâcheuses, tout le monde se tut et attendit…

Pas un mot en notre faveur ! Pas un cri contre Gazine ! — La haine des détenus contre les gentilshommes était si grande, que chacun d’eux jouissait évidemment de nous voir, de nous sentir en danger… Un incident heureux termina cette scène qui aurait pu devenir tragique ; Gazine allait lâcher l’énorme caisse qu’il faisait tournoyer, quand un forçat accourut de la caserne où il dormait et cria :

— Gazine, on t’a volé ton eau-de-vie !

L’affreux brigand laissa choir la caisse avec un horrible juron et se précipita hors de la cuisine. — Allons ! Dieu les a sauvés ! — dirent entre eux les détenus ; ils le répétèrent longtemps.

Je n’ai jamais pu savoir si on lui avait volé son eau-de-vie, ou si ce n’était qu’une ruse inventée pour nous sauver…

Ce même soir, avant la fermeture des casernes, comme il faisait déjà sombre, je me promenais le long de la palissade. Une tristesse écrasante me tombait sur l’âme ; de tout le temps que j’ai passé dans la maison de force, je ne me suis jamais senti aussi misérable que ce soir-là. Le premier jour de réclusion est toujours le plus dur, où que ce soit, aux travaux forcés ou au cachot… Une pensée m’agitait, qui ne m’a pas laissé de répit pendant ma déportation, — question insoluble alors et insoluble maintenant encore. —