Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/92

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J’étais appelé à y vivre nombre d’années ; ceux qui m’entouraient devaient être mes camarades de toutes les minutes. On conçoit que je les regardais avec une curiosité avide ! À ma gauche, dormait une bande de montagnards du Caucase, presque tous exilés pour leurs brigandages, et condamnés à des peines différentes : il y avait là deux Lezghines, un Tcherkesse et trois Tartares du Daghestan. Le Tcherkesse était un être morose et sombre, qui ne parlait presque jamais et vous regardait en dessous, de son mauvais sourire de bête venimeuse. Un des Lezghines, un vieillard au nez aquilin, long et mince, paraissait un franc bandit. En revanche, l’autre Lezghine, Nourra, fit sur moi l’impression la plus favorable et la plus consolante. De taille moyenne, encore jeune, bâti en Hercule, avec des cheveux blonds et des yeux de pervenche, il avait le nez légèrement retroussé, les traits quelque peu finnois : comme tous les cavaliers, il marchait la pointe des pieds en dedans. Son corps était zébré de cicatrices, labouré de coups de baïonnette et de balles ; quoique montagnard soumis du Caucase, il s’était joint aux rebelles, avec lesquels il opérait de continuelles incursions sur notre territoire.

Tout le monde l’aimait dans le bagne à cause, de sa gaieté et de son affabilité. Il travaillait sans murmurer, toujours paisible et serein ; les vols, les friponneries et l’ivrognerie le dégoûtaient ou le mettaient en fureur ; en un mot, il ne pouvait souffrir ce qui était malhonnête ; il ne cherchait querelle à personne, il se détournait seulement avec indignation. Pendant sa réclusion, il ne vola ni ne commit aucune mauvaise action. D’une piété fervente, il récitait religieusement ses prières chaque soir, observait tous les jeûnes mahométans, en vrai fanatique, et passait des nuits entières à prier. Tout le monde l’aimait et le tenait pour sincèrement honnête. « Nourra est un lion ! » disaient les forçats. Ce nom de Lion lui resta. Il était parfaitement convaincu qu’une fois sa condamnation purgée,