Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/93

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on le renverrait au Caucase : à vrai dire, il ne vivait que de cette espérance : je crois qu’il serait mort, si on l’en avait privé. Je le remarquai le jour même de mon arrivée à la maison de force. Comment n’aurait-on pas distingué cette douce et honnête figure au milieu des visages sombres, rébarbatifs ou sardoniques ? Pendant la première demi-heure, il passa à côté de moi et me frappa doucement l’épaule en me souriant d’un air débonnaire. Je ne compris pas tout d’abord ce qu’il voulait me dire, car il parlait fort mal le russe ; mais bientôt après, il repassa de nouveau et me tapa encore sur l’épaule avec son sourire amical. Pendant trois jours, il répéta cette manœuvre singulière ; comme je le devinai par la suite, il m’indiquait par là qu’il avait pitié de moi et qu’il sentait combien devaient m’être pénibles ces premiers instants : il voulait me témoigner sa sympathie, me remonter le moral et m’assurer de sa protection. Bon et naïf Nourra !

Des trois Tartares du Daghestan, tous frères, les deux aînés étaient des hommes faits, tandis que le cadet, Aléi, n’avait pas plus de vingt-deux ans ; à le voir, on l’aurait cru plus jeune. Il dormait à côté de moi. Son visage intelligent et franc, naïvement débonnaire, m’attira tout d’abord ; je remerciai la destinée de me l’avoir donné pour voisin au lieu de quelque autre détenu. Son âme tout entière se lisait sur sa belle figure ouverte. Son sourire si confiant avait tant de simplicité enfantine, ses grands yeux noirs étaient si caressants, si tendres, que j’éprouvais toujours un plaisir particulier à le regarder, et cela me soulageait dans les instants de tristesse et d’angoisse. Dans son pays, son frère aîné (il en avait cinq, dont deux se trouvaient aux mines en Sibérie) lui avait ordonné un jour de prendre son yatagan, de monter à cheval et de le suivre. Le respect des montagnards pour leurs aînés est si grand que le jeune Aléi n’osa pas demander le but de l’expédition ; il n’en eut peut-être même pas l’idée. Ses frères ne jugèrent pas non plus néces-