Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/106

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l’appeler barbare !… Des larmes parurent dans les yeux de Mme Léotard. La petite vieille tremblait d’émotion.

— Vous vous oubliez, prince, prononça-t-elle enfin toute bouleversée.

Le prince se ressaisit aussitôt et s’excusa. Ensuite il s’approcha de moi, m’embrassa tendrement, me signa et sortit.

— Pauvre prince ! dit Mme Léotard, touchée à son tour.

Enfin nous nous assîmes devant la table de travail ; mais la petite princesse était très distraite. Avant d’aller dîner, elle s’approcha de moi toute animée ; le sourire sur les lèvres, elle s’arrêta en face de moi, me saisit par les épaules et dit hâtivement, comme si elle avait honte :

— Quoi ! Tu en as pris pour moi ! Après le dîner nous irons jouer dans la salle.

Quelqu’un passait devant nous ; Catherine se détourna de moi.

Après le dîner, au crépuscule, nous descendîmes dans la grande salle, en nous tenant par la main. La petite princesse était très émue et respirait lourdement. Moi, j’étais heureuse et joyeuse comme jamais.

— Veux-tu jouer à la balle ? me dit-elle. Arrête-toi ici !

Elle me plaça dans un coin de la salle, mais au lieu de s’en aller et de me jeter la balle, elle s’arrêta à trois pas de moi, me regarda, rougit, et, tombant sur le divan, cacha son visage dans ses mains. Je fis un mouvement vers elle. Elle crut que je voulais m’en aller.

— Ne t’en va pas, Niétotchka. Reste avec moi, dit-elle, ça passera tout de suite.

D’un bond elle quitta sa place et, toute rouge, en larmes, elle se jeta à mon cou. Ses joues étaient humides, ses lèvres gonflées comme des cerises, ses boucles en désordre. Elle m’embrassa comme une folle le visage, les yeux, les lèvres, le cou, les mains. Elle sanglotait comme dans une crise de nerfs. Je me serrai fortement contre elle, et nous nous enlaçâmes doucement, joyeusement, comme des amies, comme des amants qui se retrouvent après une longue séparation. Le cœur de Catherine battait si fort que j’en percevais chaque coup. Mais une voix se fit entendre dans la pièce voisine : on appelait Catherine chez la princesse.