Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/119

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Le mari d’Alexandra Mikhaïlovna produisit sur moi, du premier coup, une impression indéfinissable, qui ne s’effaça jamais. C’était un homme grand, maigre, qui avait l’air de cacher intentionnellement son regard derrière de grandes lunettes vertes. Il était peu communicatif, froid et, même en tête à tête avec sa femme, il avait l’air de ne trouver rien à dire. Visiblement, les gens le gênaient. Il ne faisait aucunement attention à moi, et, cependant, chaque fois que nous nous trouvions réunis tous les trois dans le salon d’Alexandra Mikhaïlovna pour prendre le thé, je me sentais gênée en sa présence. Je regardais à la dérobée Alexandra Mikhaïlovna et j’observais avec angoisse qu’elle avait l’air de mesurer chacun de ses mouvements et qu’elle pâlissait si elle remarquait que son mari était particulièrement grave et morose ; ou, tout d’un coup, elle rougissait comme si elle attendait ou devinait quelque allusion dans les paroles de son mari. Je sentais que c’était pénible pour elle d’être avec lui et, cependant, on voyait qu’elle ne pouvait pas vivre une minute sans sa présence. J’étais frappée des attentions extraordinaires qu’elle avait pour lui, à chaque mot, chaque mouvement ; elle avait l’air d’appliquer toutes ses forces à lui plaire, et paraissait craindre de ne pas avoir su deviner ce qu’il attendait d’elle. Elle avait l’air de mendier son approbation. Le moindre sourire sur le visage de son mari, un mot tendre et elle était heureuse comme aux premiers moments d’un amour encore timide et sans espoir. Elle avait soin de son mari comme s’il était gravement malade ; et quand il passait dans son cabinet de travail, après avoir serré la main d’Alexandra Mikhaïlovna, comme s’il voulait, me semblait-il toujours, l’assurer de sa compassion pour elle, elle était toute transformée, ses mouvements devenaient tout de suite plus libres, sa conversation plus gaie. Mais une certaine gêne demeurait longtemps en elle après que son mari s’était retiré. Aussitôt elle commençait à se remémorer chacune de ses paroles, comme pour les bien peser. Souvent elle s’adressait à moi, afin de savoir si elle avait bien compris, si Piotr Alexandrovitch s’était exprimé exactement de telle ou telle façon. On eût dit qu’elle cherchait un autre sens à ce qu’il disait, et c’est seulement au bout d’une heure qu’elle se rassérénait tout à fait, convaincue enfin qu’il était très content d’elle et qu’elle s’inquiétait en vain. Alors, tout aussitôt, elle